« Médecins agresseurs, violeurs : ordre des médecins complice ». Le 24 février, devant le tribunal de Vannes, une trentaine de personnes avaient déployé une banderole portant cette inscription. Ce jour-là s’ouvrait, devant la cour criminelle du Morbihan, le procès de l’ex-chirurgien pédocriminel Joël Le Scouarnec, 73 ans, pour viols et agressions sexuelles sur 299 patients et patientes, principalement des mineurs, entre 1989 et 2014.
Dans ce procès qui pose une nouvelle fois la question de la responsabilité des instances médicales, l’ordre des médecins s’est porté partie civile. Cela signifie qu’il s’estime lui aussi victime et entend obtenir réparation d’un préjudice. Créé en 1945, l’ordre des médecins est composé de médecins élus par leurs pairs. Nul ne peut exercer sans y être autorisé par l’ordre. Il est notamment censé « veiller au respect de l’éthique médicale » et assurer « un rôle disciplinaire pour les médecins qui ne respecteraient pas les principes de la déontologie », peut-on lire dans la présentation de ses missions.
Les victimes de l’ex-chirurgien et d’autres organisations parties civiles sont nombreuses à estimer que c’est justement parce que l’ordre a failli que le chirurgien a pu exercer dans une douzaine d’établissements pendant plus de trente ans. « Aujourd’hui les ordres se positionnent comme fers de lance de la lutte contre les VSS alors qu’ils sont restés muets et ont laissé faire pendant des années, observe Ophélie Labelle, du collectif Femmes-Mixité de l’Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres, techniciens (Ufmict-Cgt). Mais tant mieux si on est plus nombreux à réagir… »
Une condamnation sans effet ?
En 2005, alors que Joël Le Scouarnec était en poste à l’hôpital de Quimperlé, il a été condamné pour détention d’images pédopornographiques à quatre mois de prison avec sursis, sans obligation de soin ni interdiction d’exercer. Mis au courant, le conseil départemental du Finistère avait décidé de n’engager aucune procédure disciplinaire. En 2008, le chirurgien avait fait état de sa condamnation en s’inscrivant à l’ordre des médecins de Charente-Maritime, comme la loi l’y obligeait. Il a malgré tout été autorisé à s’inscrire, et l’hôpital de Jonzac a accepté de l’embaucher.
Entre le Finistère et la Charente-Maritime, le conseil national de l’ordre des médecins a été mis au courant. Mais, une nouvelle fois, aucune sanction n’a été prise. En 2015, âgé de 65 ans, Joël Le Scouarnec a même obtenu une prolongation d’activité.
Un réveil des ordres professionnels ?
Le conseil national de l’ordre des médecins explique s’être porté partie civile dans ce procès, pour « garantir l’intégrité de la profession médicale » et dans l’intention de « faire toute la lumière sur les crimes abominables commis ». Il affirme qu’avant un changement de la loi en 2009, il n’était pas compétent pour poursuivre disciplinairement le chirurgien.
Sur Mediapart, le journaliste Hugo Lemonier auteur du livre Piégés. Dans le « journal intime » du Dr Le Scouarnec (Nouveau Monde, 2025) dénonce pourtant l’« inaction » de cette instance et les « contre-vérités qu’elle répand depuis le début de la procédure ». Document à l’appui, il démontre en effet que l’ordre avait, en 2007, confirmé la radiation d’un praticien hospitalier condamné pour détention d’images pédopornographiques. « Si l’ordre n’a pas sanctionné Joël Le Scouarnec à l’époque, ce n’est pas parce qu’il ne pouvait pas le faire. C’est parce qu’il ne voulait pas le faire, ou qu’il n’en voyait pas l’intérêt. » Après sa première condamnation, le chirurgien a continué sa carrière pendant douze ans.
Demande d’accès au casier judiciaire et au Fijais
Lourdement mis en cause, le conseil de l’ordre a affirmé , le 13 février, avoir « engagé plusieurs réformes pour renforcer la vigilance et la coordination avec les autorités judiciaires ». Il explique suivre désormais toutes les affaires impliquant des médecins, et demander l’accès au bulletin n°2 du casier judiciaire, qui comporte la plupart des condamnations pour crimes et délits, ainsi qu’au Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais) « dès qu’il est alerté de l’implication d’un médecin dans une affaire pénale ». L’ordre national des infirmiers fait la même demande.
L’accès au casier judiciaire est en effet le sujet de l’un des groupes de travail mis en place début mars 2025 par le ministère de Santé dans le cadre des échanges sur les VSS promis en mai 2024. Les autres groupes de travail se concentreront sur la communication, la formation, la procédure disciplinaire. Dans le but de nourrir sa participation à ce travail, l’Ufmict-Cgt a mis en ligne un questionnaire sur les VSS au travail, que tous les professionnels et toutes les professionnelles du secteur sont invités à remplir.
Vers plus d’interdictions d’exercer ?
« L’ordre considère notamment que la condamnation définitive pour certains crimes et délits, notamment les infractions sur mineurs liées à la pédocriminalité, doit constituer un obstacle à l’exercice de la médecine. » Il s’était engagé en octobre 2024 à refuser l’adhésion de Nicolas W., interne en médecine condamné à deux reprises pour agressions sexuelles, de même que celle de tout auteur de Vss reconnu coupable. Cette décision arrivait après deux ans d’une mobilisation étudiante puis syndicale qui dénonçait le silence coupable des institutions. Les syndicats Cgt et Sud du Chu de Toulouse ont obtenu la suspension de Nicolas W. pendant la durée des procédures pénales et disciplinaires engagées à son encontre. Ils ont pour cela déposé un préavis de grève et menacé d’exercer leur droit de retrait.
ARTICLE CHU DE TOULOUSE
L’ordre des kinésithérapeutes s’est, lui, exprimé en faveur d’une interdiction définitive d’exercer auprès de patientes et de patients pour tout professionnel de santé définitivement condamné pour des faits à caractère sexuel, dans l’objectif de « protéger les patientes et les patients en empêchant tout risque de récidive dans la sphère professionnelle ».
Si elles sont réellement mises en oeuvre, ces mesures représenteront de réelles avancées. « Les ordres ne pouvaient pas rester sans réagir. Reste à voir comment ces mesures se concrétiseront en terme de procédure d’alerte, d’enquête de suivi ? » observe Ophélie Labelle. Elle alerte aussi sur l’impensé de tels dispositifs : « peu d’affaires arrivent en justice. Et beaucoup de plaintes aboutissent à des non-lieux. » En effet, seules 6 % des femmes victimes de viols, tentatives de viol et agressions sexuelles déclarent avoir porté plainte en 2021. 0,6 % des viols ou tentatives de viols auraient donné lieu à une condamnation en 2020, 86 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite entre 2012 et 2021.
Responsabilités individuelles
« Les carrières pédocriminelles sont construites, non par des monstres, mais par des silences successifs de tous les témoins », a rappelé la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) à l’ouverture du procès Le Scouarnec. En écho, une centaine d’hommes du milieu médical ont signé une tribune dans Le Monde. Ils sont hospitaliers, professeurs, étudiants, internes, et s’engagent à briser l’« omerta » et à « réagir » en faisant part de leur réprobation à tout collègue qu’ils verraient profiter de son statut pour harceler ou violenter une collègue. Ils écrivent aussi leur intention d’aider les victimes dans leur démarche de signalement et de s’opposer à la promotion des collègues « responsables de violence ».
Ces différentes réactions constituent de premiers éléments de réponse à la question « Comment fait-on pour que des professionnels coupables d’agressions sexuelles répétées ne puissent pas continuer à agresser ? » Un autre procès, celui du gynécologue Phuoc-Vinh Tran, devrait enfin avoir lieu dans le Val-d’Oise. Il comparaîtra pour 92 viols et 25 agressions sexuelles aggravés. Aujourd’hui retraité, il avait pourtant fait l’objet de multiples signalements au cours de ses trente années de carrière.
Pour aller plus loin :
- Margaux Stive, « Affaire Joël Le Scouarnec : onze ans avant sa mise en examen pour viols, le chirurgien inquiétait déjà le ministère de la Santé », FranceTvInfo.fr, 9 février 2023.
- Rémi Dupré, « Procès Le Scouarnec : les négligences des instances médicales en question », Le Monde, 1er octobre 2024.
- Hugo Malonier, « Au procès de Joël Le Scouarnec, l’examen, de conscience de l’ordre des médecins », Mediapart, 25 février 2025.
- Pierre Bafoil, « Viols : le docteur Tran sera jugé », Les Jours, 4 mars 2025.