Professions intermédiaires et techniciennes : parce qu’elles le valent bien

Stagnation des salaires, augmentation de la charge de travail, manque de reconnaissance : voilà le cocktail qui alimente le déclassement

Publié le : 19 · 03 · 2025

Mis à jour le : 13 · 04 · 2025

Temps de lecture : 10 min

Illustration Contribution Professions intermédiaires © Alice Wietzel

Illustration Alice Wietzel

Stagnation des salaires, augmentation de la charge de travail, manque de reconnaissance : voilà le cocktail qui alimente le déclassement des professions intermédiaires et techniciennes, progressivement invisibilisées jusque dans les conventions collectives. Leurs membres sont pourtant de plus en plus diplômés et font face à une complexité croissante des fonctions, des métiers et des organisations, sur fond de développement de la numérisation et de l’automatisation.

Observons d’abord la galaxie. Quiconque veut étudier les professions intermédiaires et techniciennes est d’abord frappé par leur extrême hétérogénéité. Ils et elles sont professeurs des écoles, commerciaux, comptables, contremaîtres, techniciens de l’industrie, infirmiers, rédacteurs territoriaux… Au total, ce sont quelque 7 millions de personnes qui, en 2018, occupaient un emploi intermédiaire, soit 26 % de l’emploi total.

La complexité de leur structuration est une deuxième réalité marquante : elles comptent pas moins de sept catégories socioprofessionnelles, déterminées par la classification professionnelle et héritées de la nomenclature Insee de 1982 qui a créé le groupe « professions intermédiaires » en lieu et place de « cadres moyens ».

Cette complexité est accentuée par des frontières elles-mêmes mouvantes. Dans la fonction publique, où 20 % des agents relèvent de la catégorie B, un certain nombre de professions (enseignants du premier degré, assistantes sociales, sages-femmes, officiers de police) ont été reclassées en catégorie A, mais restent comptabilisées dans les professions intermédiaires : pour assurer la continuité statistique selon l’Insee ; « au vu de leur situation objective, notamment salariale… », rétorque la CGT. Dernier fait significatif : sous l’effet notamment de l’élévation du niveau d’éducation et de la tertiarisation des emplois, ces professions sont aujourd’hui plus nombreuses, diverses, féminisées et diplômées qu’hier. Au total, 62 % des salariés et des agents sont diplômés de l’enseignement supérieur (niveau bac + 2 ou plus) ; c’est 20 points de plus que pour l’ensemble des personnes en emploi, précise l’Insee.

© Alice Wietzel

Si importantes soient-elles dans la structure de l’emploi, les professions intermédiaires et techniciennes ont pourtant été rarement étudiées en tant que telles, dans leur globalité, hormis dans les analyses statistiques.

Patrick

Au fond, qui sont et que font celles et ceux qui composent ce groupe ? L’Ugict-CGT, qui les organise depuis 1969 à partir de la réalité du travail et du respect de leur diversité, répond : « Un salarié ou une salariée apte à maîtriser et à mettre en œuvre, de manière autonome, une technique complexe, sociale, juridique, paramédicale, industrielle et commerciale. » Mais la question revient régulièrement : dans les travaux considérés comme pionniers du sociologue Laurent Thevénot durant les années 1980 ; dans ceux menés par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) en grande partie réunis dans l’ouvrage Les Professions intermédiaires – Des métiers d’interface au cœur des entreprises, c’est-à-dire à la fois destinataires et vectrices des changements ❶. Le paradoxe n’est qu’apparent. « Il tient pour partie à leur caractère extrêmement diversifié, en termes de métiers, d’activités et d’identités professionnelles, mais aussi, dans certains secteurs, à leur positionnement dans les interstices, voire dans les coulisses des processus de production. Si bien que les fonctions d’appui, de maintenance, de support sont probablement, parfois, mises de côté », explique Jean-Paul Cadet, ingénieur de recherche au Céreq. De fait, ces professions sont souvent définies par défaut, réduites à « ni cadres ni ouvrières » et privées d’un statut spécifique interprofessionnel. Cette invisibilisation est aujourd’hui accentuée par les stratégies patronales qui, à l’instar de la nouvelle convention collective de la métallurgie, ne considèrent plus que les « non-cadres » d’une part et les « cadres » d’autre part. Mis en œuvre dans les entreprises de la métallurgie depuis le 1er janvier 2024, ce nouveau système de classification accentue le phénomène et s’affranchit de la reconnaissance des diplômes, sans garantie de rémunération et d’évolution de carrière. La tentative – avortée au printemps dernier – de supprimer les catégories A, B et C dans la fonction publique, participe de ce mouvement.

Des professions privées d’un statut spécifique interprofessionnel…

Invisibilisation et déclassement salarial comme professionnel s’entretiennent ainsi l’un l’autre, comme le documentent, depuis dix ans, les baromètres Ugict- CGT – Secafi réalisés par ViaVoice qui, en dépit de l’hétérogénéité des situations, des métiers – encore très ségrégués – et des statuts (public et privé), parviennent à dégager ce qui rassemble ces professions. Le dernier en date, rendu public au printemps 2024, met en évidence les ingrédients qui nourrissent leur colère. Inadéquation de la rémunération au regard de la qualification ou de l’implication professionnelle et aggravation de la charge de travail se combinent ainsi pour faire émerger deux priorités, à parts quasi égales : la revendication salariale – en augmentation de 16 points en trois ans – et l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle.

Illustration dans les laboratoires privés de biologie médicale qui, en une quinzaine d’années, sont devenus des organisations industrialisées et concentrées entre les mains de grands groupes fonctionnant par endettement. Chercheur en sociologie au Centre d’économie de l’université Paris Nord et affilié au Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet), Samuel Zarka a travaillé sur l’impact de cette financiarisation sur les conditions de travail et d’emploi des techniciennes. Après avoir croisé visites d’établissements, entretiens et analyse documentaire ❷, il explique : « Comme dans d’autres secteurs, les salaires intermédiaires ont, ces dernières années, été modestement revalorisés et les grilles – par ailleurs obsolètes – se sont tassées. Les techniciennes témoignent ainsi d’un niveau de salaire déconnecté de leurs compétences et de leur engagement, dans un environnement de travail de plus en plus technique et complexe. Les négociations annuelles obligatoires, médiocres, n’ont pas apporté la reconnaissance attendue. Sur les plateaux techniques hors centre-ville, le salaire net avoisine à peine les 1 700-1 800 euros pour des diplômées de BTS, voire les titulaires d’un bachelor universitaire de technologie (BUT – bac + 3). »

… et dont les identités professionnelles sont brouillées

L’Insee confirme (Insee Focus, n° 230) ce qui est observé au niveau microéconomique : sur une période longue (1996-2018), le salaire des professions intermédiaires et techniciennes n’a progressé qu’au rythme de 0,1 % par an en moyenne, en euros constants, contre 0,2 % pour les cadres et 0,6 % pour les ouvriers. Sous l’effet de trois années de forte inflation, le décrochage s’est accentué alors que leur durée habituelle de travail s’élevait, en 2022, à plus de 38 heures par semaine.

L’urgence salariale est donc criante. Elle est d’autant plus légitime que ces professionnels, attachés à leur technicité mais souvent entravés dans leur aspiration à bien travailler, ont vu leurs métiers se complexifier. Dans une étude sur les professions intermédiaires des entreprises (4,5 millions d’emplois), le Céreq ❸ repérait au moins deux caractéristiques qui brouillent en grande partie leur identité professionnelle, par ailleurs diverse. D’une part, une interpénétration, plus ou moins accentuée selon les métiers, des dimensions technique, managériale et administrative. Cela « accroît la tendance à la polyvalence fonctionnelle des emplois et requiert une forme de polycompétence de la part des salariés », soulignent les chercheurs. D’autre part, une rationalisation ou une « managérialisation » de leur travail qui donne la priorité à sa dimension gestionnaire. Associée à une technicité accrue mais parfois empêchée, cette montée en exigences, accentuée aujourd’hui par le développement de la numérisation et de l’automatisation, devrait pouvoir être reconnue sur les plans salarial et professionnel.

L’urgence salariale est donc criante. Elle est d’autant plus légitime que ces professionnels, attachés à leur technicité mais souvent entravés dans leur aspiration à bien travailler, ont vu leurs métiers se complexifier.

Or c’est tout le contraire qui se produit. Dans le cadre d’un travail réalisé par le collectif Fonction publique de l’Ugict-CGT ❹, Sarah, technicienne de laboratoire dans un CHU, témoigne de cette difficulté à travailler dans un environnement de plus en plus complexe, à un rythme davantage soutenu : « J’ai commencé ma carrière avec des conditions de travail correctes, mais je n’ai pu que constater une augmentation continue de l’activité, avec des analyses toujours plus poussées et exigeantes. Bien sûr, sans reconnaissance salariale pour la technicité accrue que nous mettons en œuvre. » Ce tassement du salaire, maintenu dans le bas des grilles, s’opère alors que le niveau de fonctionnalité et de responsabilité de ces professionnels les rapproche de plus en plus des cadres, en termes d’organisation du travail comme de conditions de travail : développement du télétravail, essor des forfaits jours, modification de la structure de la rémunération avec davantage d’individualisation…

Déclassées, mais prêtes à se mobiliser

Comment cela peut-il tenir ? « Dans les grands laboratoires privés, qui se sont substitués à des petites structures familiales, ce qui domine, c’est le désenchantement, voire un sentiment de dégoût, témoigne Samuel Zarka, sous l’effet notamment d’une nouvelle division du travail – les techniciens qui prélèvent et ceux qui contrôlent les automates –, à distance des patients, où tout le monde est perdant », notamment du point de vue du sens du travail. Voilà pour le côté « face ». Pour le côté « pile », poursuit-il, « les entretiens que j’ai réalisés ont révélé des dynamiques de grève, un apprentissage de la coordination des luttes à l’échelle de groupes multilocalisés ». Au printemps 2024, ce fut ainsi le cas au sein de Biogroup, pour des augmentations de salaires, et chez Inovie, contre les licenciements et la dégradation des conditions de travail.

Année après année, les baromètres Ugict mettent ainsi en lumière à la fois un regain de confiance vis-à-vis des syndicats et une détermination à davantage se mobiliser. Au printemps 2023, un sondage réalisé à la demande de l’Ufict-CGT mines-énergie auprès de 4 778 techniciens et agents de maîtrise du secteur de l’énergie confirmait : 85 % d’entre eux se disaient prêts à faire grève et sept sur dix à manifester. Si ces résultats sont à resituer dans le contexte des mobilisations contre la réforme des retraites, il est fort à parier que la motivation de ces salariés, dont la situation s’est encore dégradée depuis, est intacte.

❶ Les Professions intermédiaires – Des métiers d’interface au cœur des entreprises, sous la direction de Christophe Guitton et Jean-Paul Cadet, Armand Colin, collection Recherches, 2013.
❷ « Le bouleversement du travail biologique : entre engagement sanitaire et industrialisation financiarisée », Samuel Zarka, Connaissance de l’emploi, n° 198, Ceet, septembre 2024.
❸ « Professions intermédiaires des entreprises : les raisons d’une envolée des diplômes », Céreq Bref, n° 397, 2020.
❹ « Bien travailler dans la fonction publique… c’est encore possible ? », collectif Fonction publique de l’Ugict-CGT, 2023.