Nous sommes en 1975. Joseph « Patch » Macauley a 13 ans. Il vit là où les rêves se brisent, à Monta Clare, bourgade croupie du Missouri, nichée à l’ombre des monts Ozarks. Père absent et mère harassée, qui tire le diable par la queue. Elle l’appelle « mon pirate ». Pratique pour parler d’un gamin à qui il manque un œil, et dont un bandeau masque l’orbite vide. Alors, lui, qui ne mange pas toujours à sa faim, se gave de noms de flibustiers, ne désespère pas de jeter l’ancre sur une île au trésor…
Dans son océan de peines, il peut compter sur une bouée nommée Saint. Une jeune conductrice de bus scolaire, qui vit chez sa grand-mère et élève des abeilles. Ses yeux sont de miel pour le minot Patch, son double sauvage et révolté. Il était une fois un pirate et une apicultrice… Mais le conte, tel un vulgaire rafiot, va prendre l’eau.
Les rumeurs s’éteignent, l’enquête s’étiole
Ce jour-là, Patch fait fuir l’agresseur de Misty, la star de l’équipe d’athlétisme locale. Au prix d’une lame de couteau qui lui déchire le ventre. Mais pourquoi Patch l’emporte-t-il dans sa fuite ? Et où ? Le petit borgne disparaît, Monta Clare monte en émoi, et Saint entre en fureur contre l’inefficacité flicardesque. Les rumeurs courent puis s’éteignent, l’enquête s’étiole, le souvenir se dissout dans les mémoires. Écœurée, mais insubmersible, Saint traque la moindre poussière d’indice pour retrouver son pirate.
Presque un an plus tard, Patch réapparaît. Happy end ? Non, bien sûr. Mais un beau vertige vers une autre (en)quête, le vrai sujet du roman.
Un trader converti à la littérature
Rien ne prédisposait Chris Whitaker, trader de haut vol, dopé à l’adrénaline des courbes boursières, à bifurquer vers la littérature. Il aura fallu un vol de portable, au cœur de la nuit londonienne, et la menace d’une arme blanche pointée vers son abdomen (tiens, idem que pour Patch ?) pour que sa vie bascule des chiffres vers les lettres. Une psychothérapie post-traumatique l’oriente vers l’exutoire de l’écriture. Banco ! Biberonné aux effluves de Disneyland, l’apprenti écrivain, pourtant so british, décide d’implanter ses intrigues aux États-Unis. Décors et ambiance plus vrais que nature, alors qu’il n’y a jamais posé la moindre semelle…
Chris Whitaker a mis quatre années pour parachever Toutes les nuances de la nuit. La première, il l’a consacrée à dessiner les contours de Patch et Saint, à affiner leur dualité, toutes forces et failles confondues. La deuxième, il a imaginé des tableaux narratifs illustrant les colères et les rêves de son duo. De ceux-ci, ont émergé les personnages secondaires, à leur tour peu à peu affermis. Puis lui est apparu la trame de l’histoire, méticuleusement développée, inlassablement agencée. La phase d’écriture, exigeante, a cimenté le tout. Le résultat : un roman littéralement habité par son auteur, et qui, en retour, habite durablement le lecteur.
Un road trip hallucinant de rage et de vulnérabilité
Qu’est-il arrivé à Patch durant les trois cent sept jours de sa disparition? Dans le confinement d’une cave à l’obscurité forcée, le souvenir d’une main serrée. Celle de Grace, ado captive elle aussi. Survivre dans le noir. Survivre dans l’espoir de respirer de nouveau. Après, ailleurs… Son visage, il ne le connaîtra pas. Sa voix, douce de confidences, le soulage… Alors, lorsque la nuit se déchire enfin, il part à la recherche de cette lumière qui a illuminé son désespoir.
Se souvenir de ses mots (et ses maux) pour retrouver Grace. C’est ainsi que l’aube renaît… Débute un road trip hallucinant de rage et de vulnérabilité, qui durera trente-cinq années… C’est aussi le temps qu’il faudra à Saint, devenue flic, pour gravir ses chemins de vérité. Une carrière entière pour débusquer le bourreau de Monta Clare, le briseur d’âme de son Patch, le kidnappeur de tant d’autres Grace…
Une multitude de personnages jamais stéréotypés
Il était une fois un maître livre, foisonnant et tentaculaire, qui nous laisse pantois d’émotions, en panne de superlatifs. Surtout, ne pas se laisser intimider par ses 830 pages. Pour le récit de trois décennies de bonheur écorché, c’est finalement bien peu. Et le mot « fin » arrive trop vite à notre goût…
La plume concise de Chris Whitaker caracole de limpidité et d’intelligence. On ne trouvera pas de chapitres (il y en a 261) dépassant les quatre pages. Le style, à l’os, privilégie les dialogues. Mordants et justes, ils réussissent l’équilibre entre lyrisme et réalisme. Dans le sillage impétueux d’une multitude de personnages jamais stéréotypés, ils nous précipitent au cœur d’une fresque intimiste tournoyante, imprévisible dans son foisonnement et ses rebondissements. Et sont brassés des thèmes universels, tellement et terriblement humains : l’enfance déconstruite, le poids du passé et du regard social, les secrets enfouis, les choix de vie, la loyauté, l’injustice, la culpabilité, la rédemption, le pardon, la résilience, le sacrifice…
Les romans ont-il une âme ? Toutes les nuances de la nuit répond par l’affirmative. Dans une urgence fiévreuse, inoubliable.
- Chris Whitaker, Toutes les nuances de la nuit, Sonatine, 2025, 832 pages, 25,90 euros. Traduit de l’anglais par Cindy Colin-Kapen.