Du 14 au 21 avril derniers, l’intersyndicale Cgt-Cfdt-Cftc-Fo de l’entreprise Ey & associés (groupe Ey, ex-Ernst & Young), majoritaire aux élections professionnelles, a organisé un référendum sur le temps de travail. Objectif : pousser la direction de l’entreprise à revenir sur l’accord d’entreprise qui, depuis 2021, permet de déroger au maximum de quarante-huit heures hebdomadaires fixé par la convention collective de la branche des experts comptables.
Options : L’accord d’entreprise contre lequel vous êtes mobilisés permet à l’entreprise de faire travailler les salariés plus de quarante-huit heures par semaine. Ces derniers sont près de 3000, cadres au forfait en grande majorité. Comment cet accord peut-il déroger à la convention de branche, mais surtout à la réglementation européenne ?
Marc Verret : C’est le nœud du problème. La limitation européenne du temps de travail à quarante-huit heures par semaine est applicable à l’ensemble des travailleurs européens. Mais, il existe un régime dérogatoire : celui du forfait-jours des cadres. Cette spécificité française totalement aberrante fait que, selon l’agence Eurostat, le cadre français est, en Europe, celui qui dépasse le plus les quarante-huit heures de temps de travail hebdomadaire. Néanmoins, la jurisprudence française sur le forfait-jours indique qu’il doit s’accompagner d’un suivi de la charge de travail. C’est un dispositif extrêmement flou, soumis à l’appréciation du juge. Pour l’« objectiver », certaines conventions collectives de branche, dont la nôtre, ont réinstauré une limite hebdomadaire. Malheureusement, les ordonnances Macron permettent d’y déroger. Seules les dispositions d’ordre public – les onze heures de repos entre chaque journée et les trente-six heures de repos consécutives par semaine – nous « protègent » de la possibilité de travailler plus de soixante-treize heures…
Justement, quelle est la réalité du temps de travail dans votre entreprise ?
Marc Verret : Des collègues m’ont dit travailler plus de soixante-dix heures par semaine, ce qui signifie que le repos dominical est peu respecté. Ces cas restent heureusement atypiques. En revanche, dépasser cinquante heures de travail par semaine est fréquent. Personnellement, je parle d’urgence sanitaire. C’est un phénomène latent, à bas bruit. Il y a la partie émergée – les 2 à 3 % d’arrêts maladie qui, selon les ressources humaines, ne sont pas alarmants –, et puis il y a la partie invisible.
Dans le cadre d’un sondage interne mené par notre intersyndicale en 2023, 50 % des répondants ont affirmé que le travail avait eu un impact négatif sur leur état de santé au cours de l’année écoulée. Cela signifie qu’il existe une kyrielle de pathologies légères qui n’aboutissent pas forcément à des arrêts maladie : des crises d’angoisse, de l’eczéma sensible au stress, de l’anxiété, parfois des pensées suicidaires. C’est invisible pour la direction. Mais c’est une réalité pour les salariés. Les collègues en parlent entre eux.
Un autre indice est l’« espérance de vie » dans l’entreprise. En moyenne, elle est de quatre ans. Le « point d’usure » est atteint très vite, au bout de deux ou trois ans. C’est un phénomène marginal, mais on rencontre des cas de burn-out très jeunes. Tout cela décrit une entreprise qui détruit les gens.
Comment en êtes-vous arrivés à l’idée d’un référendum pour un retour à la limite conventionnelle de quarante-huit heures ?
Marc Verret : Notre intersyndicale a été créée en 2019 pour dénoncer le non-respect de la convention collective de branche. Plutôt que de se mettre en conformité avec le droit, la direction a réagi, en 2021, en signant l’accord que nous dénonçons aujourd’hui, avec le syndicat majoritaire de l’époque, la Cfe-Cgc. Ensuite sont arrivées les élections professionnelles de 2023 qui, avec un taux de participation historique de 60 %, ont donné une majorité de 66 % à notre coalition intersyndicale, contre 34 % à la Cfe-Cgc. Forts de ce résultat, nous avons réclamé la révision de l’accord de 2021. Des négociations ont été ouvertes, mais avec une direction qui refuse toute évolution sur le temps de travail. C’est la raison pour laquelle on a décidé de solliciter l’avis des salariés, du 14 au 21 avril.
Le « oui » à la limite des 48 heures a remporté 97% des suffrages exprimés. Cependant, ce résultat n’a qu’une valeur symbolique, non opposable à la direction. Qu’allez-vous faire ?
Marc Verret : Nous aurions été très surpris que le « oui » ne l’emporte pas. Mais ce n’est pas tant le résultat qui importe, que le niveau de participation. Nous estimions qu’atteindre 25 % aurait été un succès. Finalement, ce sont plus de 40% des inscrits qui se sont exprimés. C’est-à-dire plus que le nombre de suffrages que notre intersyndicale avait alors obtenus lors des élections professionnelles de 2023.
Le travail autour du référendum vise à construire le rapport de force et à obliger la direction à céder sur cette question-là. Est-ce qu’avec le référendum, on y parviendra ? Peut-être, peut-être pas. Si nous n’y arrivons pas, effectivement, nous réfléchirons à l’étape suivante. Nous avons affaire à une population de cadres très jeunes, en moyenne de 27-28 ans. Ils sortent de l’école. Le fait est qu’en début de carrière, un salarié se sent plus fragile et a moins envie de s’exposer que quand il est stabilisé, au bout de dix ans de carrière. Pour nous, ce référendum est un moyen de construire une histoire avec les salariés, d’amener une conscientisation autour de ce sujet, de l’action syndicale, et d’une plus forte mobilisation.
Propos recueillis par Marion Esquerré