L’exposition que propose le Centre Pompidou est remarquable à tous égards. Elle permet d’en avoir le cœur net sur l’importance de Suzanne Valadon (1865-1938), artiste à l’itinéraire infiniment singulier, qui ne fut pas seulement la mère du peintre Maurice Utrillo.
Près de 200 œuvres, toiles et dessins rarement montrés mettent en lumière son intention constante de représenter le réel en toute liberté, notamment en plaçant le nu, tant féminin que masculin, au centre de son art, avec une approche d’une franchise proprement confondante, dans une période où s’esquissaient le cubisme et l’abstraction. Elle fut carrément elle-même, sans être inféodée à quelque courant artistique que ce soit.
Suzanne, contemplée nue à la dérobée par des vieillards
Fille naturelle d’une blanchisseuse, elle doit gagner sa vie comme modèle dès l’âge de 14 ans, sous le nom de Maria. Elle pose pour des artistes reconnus comme Gustav Wertheimer, tenant de l’académisme, les symbolistes Jean-Jacques Henner et Pierre Puvis de Chavannes, l’impressionniste Auguste Renoir, le sculpteur Albert Bartholomé et le jeune Henri de Toulouse-Lautrec. Elle aura, avec lui, une liaison tumultueuse. C’est Lautrec qui la prénomme Suzanne, en référence à la figure biblique de Suzanne, contemplée nue à la dérobée par des vieillards.
C’est en regardant à l’œuvre les artistes pour lesquels elle pose qu’elle apprend à dessiner. Elle observe, écoute, acquiert ainsi les différentes techniques du dessin et de la peinture. Edgar Degas, qui est loin d’être indulgent, apprécie ses dessins « méchants et souples », qui ont alors pour sujets des scènes de la vie quotidienne, des femmes de son entourage, et son fils. Degas lui dit encore : « Vous êtes des nôtres ! » Il y a déjà aussi des autoportraits, qu’elle exécutera durant toute sa vie.
« Être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face »
Elle a cette énergique sentence : « Il faut être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face. » Lancée dans la peinture en 1892, elle figure d’emblée, sans concession, sa mère, son fils, son premier mari (un agent de change), parce qu’elle n’a pas les moyens de payer des modèles. Ces portraits de famille n’ont rien d’idéalisé. Les êtres y sont figurés tels quels. « Je peins les gens pour apprendre à les connaître », dit-elle et aussi « la vraie théorie, c’est la nature qui l’impose ».
Le parcours de l’exposition, loin de démentir ce credo, en confirme l’extrême lucidité. Quant au nu féminin, sa vision échappe au regard masculin. Le caractère intime des femmes qu’elle peint témoigne à l’envi de ce que l’on qualifie aujourd’hui de sororité. Ces femmes, ces fillettes, elle les sait du dedans, pour ainsi dire. Résolument libre, dans une époque bourgeoisement hypocrite, on sait que Suzanne Valadon n’a pas manqué d’amants – Erik Satie, entre autres.
L’anatomie de l’homme masquée d’une feuille de vigne
En 1914, elle épouse le peintre André Utter, de vingt ans son cadet. Il lui a servi de modèle nu, entre autres dans Adam et Ève (1909). On y voit l’anatomie intime de l’homme masquée d’une feuille de vigne. Elle l’avait d’abord montrée avec ses attributs naturels.
Quelques natures mortes et des paysages complètent l’exposition de cette artiste superbement affranchie, telle qu’elle-même enfin révélée dans toute sa vigueur sensible. À sa mort, Suzanne Valadon était entourée de Derain, Picasso et Braque.
- Jusqu’au 26 mai, dans la galerie 2, niveau 6 du Centre Pompidou.