Renoncer à toute mesure favorable à la diversité ou ne plus travailler avec le gouvernement états-unien. Plusieurs dizaines d’entreprises françaises ont été placées devant cette alternative lorsqu’elles ont reçu, en mars, un courrier signé du directeur général des services de l’ambassade des États-Unis à Paris.
Celui-ci faisait référence au décret signé le 21 janvier 2025 par le président Trump, considérant que les mesures destinées à favoriser la diversité des salariés « nient, discréditent et sapent les valeurs américaines traditionnelles de travail, d’excellence et de réussite individuelle, au profit d’un système de spoliation identitaire illégal, corrosif et pernicieux ». Pour le président réélu, « les Américains qui travaillent dur et qui méritent de réaliser le rêve américain ne devraient pas être stigmatisés, rabaissés ou exclus de certaines opportunités en raison de leur origine ethnique ou de leur sexe ».
Il n’est pas question de quota d’emplois
Dans la ligne de mire : les programmes d’action positive. Ces programmes dits, aux États-Unis, de « diversité, équité, inclusion » (Dei) ont pour point commun de « cibler des groupes défavorisés pour les aider à candidater avec les mêmes chances que des membres de groupes plus favorisés, en leur accordant des traitements spécifiques », explique Laure Bereni, sociologue, directrice de recherche au Cnrs et autrice de l’ouvrage Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris. Ces dispositifs peuvent prendre la forme d’un coaching réservé aux femmes cadres, ou de bourses destinées à des étudiants afro-américains. Il n’est pas question de quotas d’emplois, qui « sont interdits depuis longtemps aux États-Unis », précise la chercheuse.
En l’espace de quelques semaines, le président Trump a démantelé tous les programmes d’action positive existant au sein de l’administration fédérale. Puis il a décidé que les contrats fédéraux seraient réservés aux entreprises américaines ayant renoncé à cette « diversité illégale », considérant que ces programmes « discriminent les membres des groupes majoritaires, les hommes blancs principalement ». Pour finir, cette obligation a été étendue aux entreprises étrangères, d’où le courrier reçu par les entreprises françaises.
Accenture obtempère, provoquant un tollé
Il s’agit d’un « pur rapport de force économique, analyse Laure Bereni. Le président américain n’a pas le pouvoir extraterritorial d’imposer sa vision de l’égalité des chances et de la diversité en Europe. Et même aux États-Unis, cette vision est contestée devant les tribunaux ». Pour les entreprises françaises, obtempérer reviendrait d’ailleurs à contrevenir aux législations nationales et européennes. Mais l’administration américaine escompte que les entreprises qui ne voudront pas perdre leurs contrats avec l’État fédéral donneront des signes d’allégeance, à l’image de Meta.
Dès le mois de février, Julie Sweet, Pdg de l’entreprise mondiale de conseil Accenture, a envoyé un mail à tous les salariés du groupe pour les informer de la suspension des programmes de Dei. « L’annonce a fait un tollé dans l’entreprise, raconte Yamina Nebhi, déléguée syndicale Cgt du groupe en France. La direction ne semblait pas s’attendre à une telle réaction. »
Concrètement, qu’est-ce que change ? Yamina Nebhi résume les réponses de la direction aux questions posées en Cse. L’ambition resterait d’atteindre la parité femmes-hommes parmi les salariés, et 30 % de femmes parmi les cadres dirigeants, mais sans objectifs chiffrés. Les programmes handicapés, seniors, Lgbt+ seraient eux aussi « maintenus, mais sans objectifs précis ».
Aux ressources humaines, aucun poste chargé de ces programmes ne semble avoir été supprimé à ce jour. Mais comme les salariés concernés « n’y consacrent pas 100 % de leur temps, une partie de leurs tâches peut avoir été supprimée sans que ce soit visible ». Qu’adviendra-t-il des comités de vigilance créés pour s’assurer que les femmes ne soient pas désavantagées dans les promotions, et dont les effets commençaient à se faire sentir ? Difficile pour l’instant de mesurer les répercussions.
Face à l’hostilité, un resserrement des rangs
Quelles que soient les répercussions à moyen terme, « l’impact psychologique de ce type de discours est énorme. Certains vont se sentir pousser des ailes. », alerte Yamina Nehbi. Des salariées lui ont dit ressentir déjà les effets de ces annonces dans les discussions entre collègues : des remarques qui n’avaient plus cours sont à nouveau formulées.
Des syndicats aux ministères en passant par le Medef, on observe « un resserrement des rangs face à cette nouvelle hostilité », note Laure Bereni. L’Association pour l’emploi des cadres (Apec) a publié un communiqué dans Le Monde et dans Les Échos. Olivier Dupuis, administrateur Apec parrainé par l’Ugict-Cgt, souligne l’unanimité qui a présidé à l’écriture de ce texte : « Organisations patronales comme syndicats de salariés étaient favorables à cette réaction. L’Apec s’est dotée en 2023 d’un accord-cadre relatif à l’inclusion et à la diversité, nous ne pouvions pas rester sans réagir. » Il invite les élus des Comités sociaux et économiques (Cse) et des comités de groupes européens à s’approprier cette démarche.
« L’impact psychologique de ce type de discours est énorme. Certains vont se sentir pousser des ailes. »
Yamina Nehbi, déléguée Cgt d’Accenture
La Cgt, mais aussi la Cfdt, Oxfam et d’autres organisations ont signé la pétition de la Fondation des femmes mise en ligne le 3 avril. Intitulée « Pour l’égalité et l’inclusion en entreprise, nous ne céderons pas ! », elle observe que les efforts déployés depuis des années « grâce à une législation plus contraignante » et des « équipes beaucoup plus engagées » commencent « enfin à porter leurs fruits ». Les signataires appellent donc « les dirigeant·es d’entreprises à tenir bon et le gouvernement à rester ferme dans la promotion de nos valeurs communes. »
Pour l’Association française des managers de la diversité (Afmd), la lettre trumpiste adressée aux entreprises françaises n’est qu’une « énième incarnation des attaques auxquelles font face les politiques de diversité, équité et inclusion ». Catherine Tripon, porte-parole de l’association L’autre cercle, qui œuvre à l’inclusion Lgbt+ au travail, affirme quant à elle qu’« en Europe l’impact de cette lettre est proche du néant ». Selon elle, seules « 10 % d’entreprises, qui ont une grosse pression parce qu’elles travaillent avec le gouvernement américain, ont demandé à leurs salariés d’être plus discrets sur les réseaux pour leur éviter de donner prise à la meute qui se déchaîne ». Mais elle est certaine d’une chose : faire le choix de la discrétion aura des conséquences. En effet, « les nouvelles générations sont très sensibles aux positions prises par les entreprises sur les questions d’inclusion et de climat. Si une entreprise remet en cause ses engagements du jour au lendemain, elle crée de la défiance. »
Même le Medef proteste
Le ministre délégué chargé du Commerce extérieur, Laurent Saint-Martin, a de son côté affirmé que cette lettre revenait à demander aux entreprises de « renoncer aux politiques d’inclusion, qui sont la loi tout simplement française et parfois européenne ». Le président du Medef Patrick Martin a également déclaré qu’il était « hors de question » de « renoncer » à ces règles d’inclusion.
En France, le droit impose peu de quotas aux employeurs : 6 % de travailleurs handicapés ; 40 % de femmes cadres dirigeantes dans les entreprises privées à l’horizon 2030, et 50 % dans la fonction publique. Le droit français autorise d’autres mesures sans toutefois les imposer, comme par exemple d’indexer les bonus des dirigeants sur la féminisation des emplois de cadres. Enfin, la majeure partie des mesures d’action positive agissent sur les viviers de candidats, sans contraindre la décision du recruteur.
Malgré des similitudes – notamment la montée des idées d’extrême droite –, les contextes états-unien et français restent différents. Tout d’abord, explique Laure Bereni, « le degré de politisation de ces programmes n’est pas le même en France et aux États-Unis ». Aux États-Unis, les grandes entreprises ont adopté ces programmes sous la pression de mouvements sociaux tels que Black Lives Matter, et des manifestations en faveur des droits Lgbt+.
La droite réactionnaire a cherché à contrer cette tendance qui prenait de l’ampleur et a obtenu de premières décisions de justice en sa faveur. L’arrivée au pouvoir de Trump n’a fait qu’accélérer les choses. Mais en France, contrairement aux États-Unis, ces programmes ne sont guère considérés comme des enjeux politiques : « Ils sont davantage perçus comme intégrés à des routines gestionnaires et à l’application de la loi. »
En France, un droit plus solide qu’aux États-Unis
Par ailleurs, le droit français est plus protecteur que le droit américain. « Mis à part sur le critère d’origine ethnique, le droit français, qui vient du droit européen, est extrêmement favorable à des politiques proactives, qui permettent le rattrapage et la concrétisation de la promesse d’égalité. » À l’inverse, les États-Unis, qui s’étaient historiquement dotés de lois favorables à l’action positive, ont vu leur portée réduite par de récentes décisions de justice « qui tendent vers une interprétation très minimaliste de la notion de discrimination ». Ils sont entrés dans une phase d’« incertitude juridique ». Les juges vont-ils valider l’interprétation de Trump ? Les mesures mises en place dans les entreprises vont-elles continuer à être légales ?
Les effets du coup de pression américain sur les entreprises françaises sont encore difficiles à mesurer. Et une pression contraire existe. Ainsi, après avoir cédé aux injonctions trumpistes, Accenture a été écartée d’un important contrat en Grande-Bretagne, avec le métro de Londres, au motif qu’elle « ne respecte pas les critères de diversité que nous attendons de nos fournisseurs ».